Témoignage : Fragilités

« Rien n'est précaire comme vivre,
Rien comme être n'est passager,
C'est un peu fondre pour le givre,
Et pour le vent être léger, J'arrive où je suis étranger… »

Louis ARAGON


Il y a des terres lointaines, des peuplades inconnues, de grands voyages et grandes missions qui défrayent la chronique…


Il y a ce chemin tracé, tissé dans l’instant présent, dans l'ordinaire des jours, dans la discrétion et la lumière ténue des nuits sans étoile, au creux de la fragilité du grand âge… Le murmure intime d'une présence.


La vie m'a invitée en bien des lieux et temps inattendus. Pas planifiés à l'avance.
La maladie de Parkinson de mon père est de ceux-ci.
Avec une armée fragile, une fratrie de cinq enfants pour accompagner la grande vieillesse de nos parents. Une de mes sœurs, très investie dans cette mission qu'elle s'est fixée, au risque de ne pas tenir compte des souhaits/réalités de vie de ses sœurs et frère. Un dialogue à inventer, renouer, préserver… Cinq enfants, comme « le Club des cinq » de notre enfance, débarqués sur une île étrangère. Nécessité de se parler, de ne pas exiger de l'autre la même place que la mienne, la même posture, le même engagement. Solidaires mais différents, un travail de chaque instant pour s'entendre et se comprendre, pas mal d'énergies, de tensions parfois. Lieu et temps où la place de chacun se rejoue, comme autours de la table familiale, complicité, rivalités, aisance ou angoisse.


Voyage en terre inconnue où la boussole est cet amour qui nous a fait naître, et qui continue de nous faire naître, de nous transformer. J'ai choisi de dire oui à cette présence fidèle et accrue auprès de mes parents. Soutenue par mon « amoureux », je me suis engagée comme dans tout engagement sans mesurer totalement ce que cela exigerait de moi, sans connaître d'avance le visage de cet autre (mon père, ma mère) qui me serait dévoilé. Pas de guide Michelin, de navigateur embarqué, pas de planning hormis pour se répartir les jours de présence mensuelle. J'ai apprivoisé ma peur de les voir se transformer, s'amenuiser, mourir. J'ai apprivoisé la colère ou la tristesse face à la maladie de mon père qui atrophiait progressivement ses membres, sa parole, sa déglutition tout en laissant intactes sa conscience, son intelligence, ses émotions, son regard bienveillant et généreux sur la vie. Le trouver lisant Hannah Arendt… voulant me dire un mot, et ne pouvant pas…tant de grands écarts difficiles. Rire avec lui en le couchant, le bordant : lire dans son regard la gratitude, poser des mots pour dédramatiser cette inversion des rôles…. J'arrive où je suis étranger…parent de mon parent… J'ai cheminé pas à pas, déambulé au rythme de son déambulateur puis du fauteuil roulant, dans son jardin intérieur si grand, dans son jardin (extérieur) de plus en plus petit… Jusqu’à sa mort, il y a deux ans, accompagner sa vie.


Aujourd'hui, l'accompagnement de ma mère, alitée en continu, sans parole et avec une grande dépendance me convoque au cœur de son intimité, de son mystère. Dans une posture souvent silencieuse comme en écho à l'indicible. Elle m'apprend une autre présence au monde, loin de l'agitation, de l'action quantifiable, du rendement…


Une présence exigeante disent certains : j’entends parfois un questionnement, voire un jugement dans le fait que je choisisse d’être là, régulièrement, au plus près de cette fragilité.


Pourtant, sur cette île étrangère, je reçois autant que je donne. Comme auprès de notre garçon gravement blessé, j'apprends tant de leur force au cœur de toutes ces fêlures.
De ces souffles fragiles


Bien sûr lorsque je me retrouve à nourrir ma mère, je reçois en boomerang le souvenir des moments similaires avec notre garçon immobile et vaillant. Entrechoc en dedans. Mon fils est mort et ma mère, 95 ans, est vivante…… Vertige de l'amour, bord de mère agité parfois…


Le ressac est implacable, la houle forte mais pas de ressentiment, non. Je traverse ces jours, ces nuits comme retranchée dans un monastère : un lieu, un temps à part ?. Ralenti ?.... Par rapport à quelle norme, injonction à la productivité…. je médite. Je le vis comme un temps donné, reçu, offert… que j'offre et qui m'est offert.


Un présent. Silencieux. Tourné presque totalement vers l'autre. Le Tout Autre.


«…Les arbres sont beaux en automne,
Mais l'enfant qu'est-il devenu,
Je me regarde et je m'étonne,
De ce voyageur inconnu,
De son visage et ses pieds nus… »

Louis ARAGON


S., le 9 Février 2024

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Commentaires: 1
  • #1

    Bunoz Thérèse (lundi, 01 juillet 2024 13:44)

    Pas de mots assez justes pour dire l'émotion ressentie à la lecture de ce témoignage . Je le garde précieusement pour , peut-être , le partager avec quelqu'un amené à vivre ces expériences ( moi , peut-être ) . Un immense merci pour ce cadeau sans prix .